Profondeville

Rémi Bragard

“ Il y a sans doute une forme de paradoxe à vouloir porter son regard sur des surgissements lumineux pour tenter de percevoir les territoires souterrains du temps présent. On se souvient des mots du philosophe Giorgio Agamben qui défnit l'homme « contemporain » comme « celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l'ombre, leur sombre intimité. ». C'est pourtant à partir du préalable qu'il y a dans la fascination du feu électrique un indice de la spécifcité de notre contemporanéité que se construit l'exposition Profondeville. Il s'agit ici, littéralement, d'un aveuglement, d'une plongée dans la lumière, d'une exploration de mondes enfouis qui passe par une clarté absolue, étourdissante... et accessoirement clignotante. 

Souvent, la production artistique de Rémi Bragard prend pour origine la récolte de toutes sortes d'objets extraits de collections diverses et qui ressurgissent dans les profondeurs de l'Internet. Ils s'échangent au sein de communautés d'amateurs devenus, à force de passions de niche, spécialistes de connaissances spécifques. L'artiste s'intéresse à ces savoirs célibataires, à l'expression de ces cultures outsiders et DIY qui, sans autre intention que l'éblouissement ou l'intelligence du concret, peuvent produire des formes remarquables. Dans ses sculptures, les objets acquièrent, du fait de leur déplacement dans le champ de l'art, un caractère étrange ou poétique. Ready-made, ils travaillent néanmoins sur le bégaiement du sens, sur leur capacité à substituer à la compréhension de l'usage une forme d'intuition sensible ou de beauté inopinée. 

Si la nature des objets que l'on voit dans Profondeville ne porte que peu la confusion, c'est précisément sur ce genre de glissement (le dépassement de l'usage) que l'exposition se construit. Le flm, qui occupe le centre de l'espace, agit à l'endroit d'un basculement du sens. Difusé sur un écran géant accroché sur un mur de 4x3m composé d'un empilement de frigos américains éventrés, il est constitué d'un ensemble de vidéos glanées sur l'Internet, montées, et qui donnent à voir des démonstrations de fonctionnement de barres de gyrophares dans des contextes domestiques. Totémique, débordante, l'installation répond directement au spectacle de l'excès du flm lui-même. Par l'accumulation d'objets obsolètes et par leur démesure, elle semble dire la désuétude d'une volonté de puissance. Au verso de cet imposant mur électroménager, les lueurs blanches des réfrigérateurs opposent à l’explosion lumineuse du flm, la faible intensité des objets du quotidien. L'installation vidéo se lit dès lors comme une dialectique. 

Articulant des démonstrations de tous types (dans toutes les pièces de la maison, sur une table basse, une chaise en plastique, un fauteuil et jusqu'au lit conjugal) réalisées par des amateurs éclairés, le flm témoigne d'une fascination pour la brulure du réel. Il dit cette capacité de la lumière colorée à saturer et à transcender les espaces pour transformer une vieille moquette en un lointain territoire à explorer. Marqueur de l'intrusion de l'évènement dans le quotidien, le gyrophare signale une rupture. Bien que souvent tragique, il est la marque du jaillissement de l'extraordinaire. Ici, à l'appui du montage et de la musique (de John T. Gast), il apparaît comme un talisman, maintes fois célébré dans l'espoir de faire advenir l'inattendu dans la trivialité de ces multiples espaces intérieurs et, par conséquent, dans les vies 

qu'ils abritent. Et dans le spectacle des lumières aveuglantes et des sirènes hurlantes, c'est fnalement une étrange communauté qui apparaît dans l'ombre. Une société de dévots hallucinés qui s'amusent et se repaissent entre eux de l'éblouissante puissance de ces objets de pouvoir. 

S'opposant à la frénésie des images animées, des séries de cartes postales de feux d'artifces prennent également place dans l'espace d'exposition. Elles présentent une forme plus douce de surgissement de l'extraordinaire. Chacune procède du même geste de recherche et de récolte et s'attache cette fois à fxer l'éclat d'une lumière suspendue ; une célébration. Encadrées et placées derrière un plexiglass poncé, les cartes postales apparaissent foutées, retenues, elles semblent atténuées par le voile du souvenir. Fonctionnant comme un contre-point, les séries d'images défendent une autre forme d'émerveillement.

Formellement, les oeuvres de Rémi Bragard convoquent la lumière, et quelques-uns de ses régimes. Profondeville s'attache à ses intensités, à la famboyance des gyrophares, à la froideur lancinante des frigos, à l'éclat des feux d'artifces. À travers elle, l'artiste rend compte d'une fascination mais il semble aussi s'attacher à l'irrépressible nécessité de l'inattendu. ”

Guillaume Mansart
Mai 2022